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samedi 10 janvier 2009

La fille d'Akiba

L’HISTOIRE DE LA FILLE D’AKIBA
Akiba accumula sur la tête et le cœur d’un seul homme tout le savoir et toute la sagesse possibles. Ne dit-on pas d’Akiba qu’il confirma la présence du Cantique des Cantiques dans le canon des Ecritures?
Sa fille Nehama (“consolation” en hébreu) est l‘enchantement de sa vie, une source de miel, de sagesse et de lait.
C’est de la bouche de son ami, le plus grand astrologue de son temps, qu’Akiba apprend que le jour des noces de sa fille sera aussi le jour de sa mort, une mort occasionnée par la piqure d’un serpent.
Il n’est pas question de ne pas fêter les noces néanmoins! Elles constituent l’étape la plus haute dans la destinée humaine. Elles opèrent la jonction de ce qui était séparé : le haut, le bas, la lumière et l’ombre, l’homme et la femme. C’est l’instant hors du temps où les mondes divers se réconcilient et s’embrassent sur la bouche. Et même sous la plus fatale des menaces, il n’y a pas de choix possible. Les noces, il faut les fêter!
Des troupes de serviteurs s’affairent dans le territoire où va être dressée la somptueuse tente. Ils traquent les nids de serpents et de scorpions.. La fête se prépare. Des hôtes sont attendus des quatre coins de l’horizon. De toutes directions arrivent les caravanes des plus grands Sages de l’époque et de leurs familles. Puis c’est le jour ultime. La mariée rayonne. Elle est le réceptacle de toute grâce. La journée fatidique se déroule selon tout le cérémonial prévu. Au soir, les époux sont accompagnés par toute l’assemblée jusqu’au lieu où ils se retirent. La nuit baigne dans la paix.
Au lendemain, Akiba fait venir sa fille et lui dit:
“Nehama, ma fille bien aimée, miel de mon âme et de mon cœur, tu as fait faillir la prédiction du plus grand astrologue babylonien. Tu as mis en mouvement l’impossible: la Treizième Etoile a lui !
Décris-moi tout dans les détails la journée d’hier, chaque mot que tu as dit, chaque mouvement que tu as fait.”
Elle décrit tout, instant après instant, la venue de chacun, les bénédictions, les paroles, les propos échangés, tout ce dont elle se souvient.
“Et encore?... et encore?..." demande le père.
Ah oui! A un moment, un vieux mendiant est entré sous la tente. Toute l’assistance était absorbée par les psaumes de bénédiction et les lumineux commentaires d’un de vos grands hôtes. Je me suis glissée vers l’ouverture et j’ai aidé le vieil homme à ôter sa cape. Puis j’ai pris une flèche dans le panier à l’entrée et je l’ai plantée selon la coutume dans le mur pour y suspendre l’étoffe.”
(Un mur de crépi, grossièrement mêlé de paille, était alors bâti à l’entrée des tentes de fête pour y recevoir les vêtements.)
Akiba bondit sur ses pieds.
“Montre-moi l’endroit où tu as enfoncé la flèche.”
Nehama le rejoint.
“Là, non là, exactement là.”
Akiba s’empare de l’empenne et tire d’une main. Il ramène avec la flèche le serpent dont elle a percé la tête.
Que s’est-il passé? La Treizième Etoile a lui.
Nehama a fait le geste que personne n’attendait d’elle, le geste de plus, le geste de l’infinie délicatesse d’amour : elle a traité le mendiant avec les égards du roi. Elle a enrayé d’un grain de sable la puissante machinerie des Destins. C’était le geste que personne n’attendait de personne. Le geste de folle humanité et de folle noblesse. Le geste qui fait basculer les mondes.

Christiane Singer
Derniers fragments d’un long voyage (Ed. Albin Michel)

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